Search...

Δευτέρα 6 Αυγούστου 2012

[FR] LES NAUFRAGES DU REVE EUROPEEN


Par Doan Bui

Ils viennent d'Afrique, du Maghreb, d'Afghanistan... Chaque nuit, ils tentent de franchir clandestinement les portes de l'Europe, entre la Grèce et la Turquie.


Des clandestins échoués sur une ^le de l'Evros attendent l'arrivée de la police. (DR)

Pour l'instant, ce n'est qu'un rectangle de barbelés, à la fois menaçant et dérisoire, planté sur la frontière. D'un côté, le drapeau turc et les minarets d'Edirne. De l'autre, la Grèce et surtout l'espace Schengen, cette Europe rêvée que tentent de rejoindre des milliers de migrants. Bientôt, le rectangle deviendra clôture : 12,5 kilomètres de longueur, 3 mètres de hauteur, des caméras partout, pour repousser les clandestins. Ainsi en a décidé le gouvernement grec. Un mur pour barricader l'Europe. Mais peut-on empêcher la pluie de tomber ? Cela fait déjà plus d'un an que les clandestins évitent de s'aventurer dans cette zone militarisée, entre la Grèce et la Turquie, une plaine lisse comme un caillou, sans un arbre pour les cacher des patrouilles policières.

Aujourd'hui, le vrai “mur” est un peu plus au sud. Tout au long du fleuve Evros, qui coule sur 180 kilomètres entre les deux pays. Chaque jour, chaque nuit, ils sont des centaines à tenter de le franchir. Entassés à quinze ou vingt sur des bateaux de plastique gonflables, les mêmes que l'on voit l'été sur les plages. Le long des rives de l'Evros, les embarcations crevées et les tas de vêtements abandonnés font des taches de couleur. Papiers, lettres, sacs à dos : le fleuve charrie des bouts de vie venus d'Afghanistan, du Bangladesh, d'Algérie, du Nigeria.... Et parfois aussi des corps. Ceux des noyés. Un à deux par semaine, au moins, recensés du côté grec. Le courant n'a que faire des drapeaux et des frontières


Echantillon témoin du mur qui va être construit sur la frontière gréco-turque. Son coût : plus de 3,5 millions d'euros. Personne ne semble croire à son efficacité : la Commission européenne a refusé de financer la clôture, seules la France et l'Allemagne soutiennent le projet. (Doan Bui).

Ca pèse quoi, une vie ? Pour “300561a, anonyme, sexe féminin, 20 à 30 ans”, pas grand-chose. Clandestine, elle n'a jamais existé sur les registres de la police. Ses papiers, si elle en a eu, flottent quelque part dans les eaux de l'Evros. “300561a” est un fantôme. Sauf peut-être pour Pavlos Pavlivis, le responsable de la morgue d'Alexandroupoli, petite ville grecque, dans le sud de la région. Cet homme au calme imperturbable malgré ses ongles rongés jusqu'au sang a donné à la jeune femme une existence administrative et un numéro de protocole (“300561a”). Il lui a attribué un “dossier” rangé dans une chemise en carton. Quatre feuilles volantes et une enveloppe d'où surgit ce trésor encore piqueté de la boue de l'Evros : de gracieuses boucles d'oreilles vertes, un petit bracelet tressé, un collier avec un minuscule pendentif en cuir cousu. “Il y a une prière à l'intérieur, dit Pavlos Pavlivis. Une sourate du Coran. Cette inconnue était donc musulmane. Peut-être de Somalie ou du Nigeria...”

Qui ira reconnaître le visage de “300561a” ?

Son corps a été retrouvé le 1er février. “300561a” ne s'est pas noyée. Elle est morte d'hypothermie alors qu'elle venait de vaincre le fleuve. L'hiver est rude en Thrace. Elle portait sur elle 3 paires de jeans, 4 tee-shirts et une veste bleu turquoise. Sans doute ses seules possessions. Comme les autres migrants, elle a été obligée de vider son sac à dos et d'enfiler tous ses vêtements avant la traversée. Alourdie par ses habits gorgés d'eau, engourdie par le froid, elle s'est arrêtée pour reprendre des forces, peu après avoir franchi le gué, et s'est endormie dans la forêt. On l'a retrouvée recroquevillée dans les fougères. Sur les photos que Pavlivis fait défiler sur son ordinateur, on dirait une Blanche-Neige d'ébène. Elle n'a pas été défigurée comme les autres, les noyés, boursouflés, noircis, tordus comme les branches qui jonchent l'Evros. Elle n'a pas non plus eu le temps de se décomposer, contrairement au corps de cette femme devenue un squelette, toujours soigneusement enroulé dans un tchador délavé qui a résisté à l'eau et au temps. Mais qui ira reconnaître le visage de “300561a” ?
L'inconnue voyageait-elle seule, avec son mari, ses parents ?
Les passeurs confisquent en général tous les papiers avant la traversée, raconte le chef de la morgue. Il y a trois ans, un bateau de migrants du Bangladesh a chaviré. On a pu contacter leurs proches, car ils avaient tous gravé le numéro de téléphone de la famille sous leurs chaussures. Mais la plupart des corps ne sont jamais réclamés. Même ceux des enfants : on peut supposer que leurs parents se sont noyés dans la traversée, mais que les corps ont été séparés parle courant.”

C'est sur ces bateaux en plastique gonflables que s'entassent les migrants pour traverser l'Evros. (Doan Bui)

Cette année, 70 corps ont échoué dans les morgues grecques

Combien sont-ils à avoir perdu la vie en traversant l'Evros ? Pour la seule année passée, 70 corps ont échoué dans les morgues grecques. Mais combien du côté turc ? Et comment savoir le nombre de ceux qui ont dérivé jusqu'à la mer et n'en sont jamais revenus ? Ces statistiques-là n'intéressent personne. Mais la police grecque fait un décompte minutieux de 55 000 clandestins qui sont entrés dans le pays en 2011, cinq fois plus qu'en 2009. C'est son obsession. Et celle de l'Europe tout entière, qui a envoyé depuis deux ans sa police des frontières, la Frontex, dans cette région de l'Evros accusée d'être la nouvelle “passoire”. Oubliées Lampedusa et les îles Canaries. L'Italie et l'Espagne ont renforcé leurs dispositifs antimigratoires. Les migrants transitent désormais à Istanbul, où débarquent les vols low cost venus d'Algérie, d'Iran ou du Nigeria : la Turquie renâcle à jouer le rôle de gardien de l'espace Schengen, du moins tant que l'Europe ne supprimera pas les visas pour ses ressortissants.

La Grèce, principal point d'entrée pour les clandestins

C'est ainsi que la Grèce est devenue le principal point d'entrée pour les clandestins. Entre 2005 et 2009, ils empruntaient les mers et débarquaient dans les îles. “Dangereux et surtout très cher, à 6 000 euros le passage, explique Georges Salamangas, le directeur de la police d'Orestiada, dans le nord de la région. Alors, ils se sont donné le mot et ils rappliquent tous ici. Pas besoin de visa pour arriver jusqu'en Turquie. Et après, il ne leur reste que trois heures de route. Au début, ils arrivaient par la terre, mais maintenant, c'est surtout par le fleuve. Les passeurs ne les accompagnent même plus. Contre 500 euros par personne, ils entassent les migrants dans les bateaux et leur disent de pagayer. Du coup, les accidents se multiplient.”
Traque nocturne filmée par les caméras à senseurs thermiques fournis par la Frontex (force européenne spéciale chargée du contrôle des frontières. (DR)
Dans le petit village frontalier de Nea Vyssa, Christos, surnommé le “Shérif”, patron du café local, voit défiler les rescapés, savates gonflées d'eau, transis de froid et traînant, pour les plus chanceux, un sac plastique qu'ils ont réussi à sauver.
Il en vient tous les jours. Parfois dix, parfois cinquante, soixante ou plus. Avant, pour nous protéger des Turcs, il y avait des mines antipersonnel partout dans l'Evros. Mais tout a été enlevé en 2009. Depuis, c'est l'invasion. Les types de la Frontex ? Des chariots ! Ils ne servent à rien du tout ! L'Europe nous a mis dans la merde, voilà la vérité. Tous ces migrants, ils croient qu'ils vont pouvoir passer en Italie ou en France. Mais personne ne veut d'eux, et on les renvoie chez nous ! Alors qu'ici il n'y a pas de travail, pas d'argent, rien !”
Le “Shérif” voudrait créer une milice, avec les quelque 300 autres habitants du village autorisés comme lui à porter des armes, dans cette zone militarisée : “Avec nous, pas un ne passerait !” Il dit que les gens ont peur de ces immigrés qui “ramènent des maladies”, mais que c'est partout pareil : “Marine Le Pen a du succès chez vous, non ?” Le bistrotier, pourtant, continue à accueillir ces pauvres hères égarés à la terrasse de son café, situé devant la petite gare de Nea Vyssa où le train ne passe presque plus jamais.

"Ici, il paraît que les policiers sont plus sympas..."

Ce matin d'avril, Nageb, un jeune Marocain, est le premier à s'y attabler. Il a fait la traversée à la nage pendant la nuit, avec son copain Chetroub.
C'est ma troisième tentative, dit-il. J'ai essayé via l'Italie, mais notre bateau a été arrêté, et via l'Espagne, mais je suis resté coincé à Ceuta [enclave espagnole au Maroc, NDLR]. Ce matin, on a marché pendant quatre heures après être sortis de l'eau. J'avais peur d'être revenu en Turquie, mais j'ai trouvé une bouteille d'eau par terre avec l'indicatif téléphonique grec. J'étais tellement content ! Ici, il paraît que les policiers sont plus sympas...”
Welcome to Greece ! Le “Shérif” a beau déplorer l'“invasion”, il offre du café chaud, des chaussettes sèches, une bouteille d'eau aux deux Marocains. Ses hôtes le remercient avant de s'engager dans un dialogue surréaliste. Nageb demande où trouver la police. Le “Shérif” le rassure : un van passera le prendre ! Ici, tous les migrants veulent être “enregistrés”, quitte à être dirigés vers les centres de rétention bondés, dans des conditions dénoncées en septembre dernier par l'ONG Human Rights Watch. Depuis, deux de ces centres sont en “rénovation”, en clair ils vont être agrandis. En attendant la fin des travaux, beaucoup de clandestins sont enregistrés, puis immédiatement relâchés, obtenant de surcroît un précieux sésame : le fameux “papier des trente jours”. Ce laissez-passer, qui leur donne un mois de sursis avant d'être expulsés, est indispensable pour pouvoir acheter un ticket de bus jusqu'à Athènes. De là, ils espèrent gagner clandestinement la France, l'Italie, l'Allemagne... N'importe quel pays plutôt que la Grèce, où la crise fait rage.
30 avril 2009 à Athène. Dans l'attente d'un hypothétique départ pour l'Italie ou la France, des centaines de milliers de migrants se retrouvent piégés dans la capitale grecque. (Louisa Gouliamaki-AFP)
Voici Prince et Aziz, 16 ans. Prince vient du Nigeria ; Aziz, du Maroc. Prince voudrait devenir footballeur en Allemagne, où son oncle est installé. Aziz hésite entre l'Italie et les Pays-Bas. Compagnons de cellule durant trois mois dans le centre de rétention de Fylakio, les deux garçons vivent pour l'instant dans un foyer géré par Arsis, une association humanitaire grecque. La traversée de l'Evros en plein hiver est restée gravée dans leur mémoire. Aziz n'avait jamais vu la neige. Quand il est arrivé près du fleuve, en baskets de toile et veste de Nylon, le bateau qui l'attendait était crevé. Le passeur a mis deux jours avant de revenir avec une autre embarcation et d'y entasser sa cargaison humaine, pour plusieurs allers-retours. Avant de monter à bord, Aziz a vu un homme tomber à l'eau et disparaître.

Hantés par le fleuve et ses fantômes

Quand il ferme les yeux, Prince entend, lui, les cris de trois camarades d'infortune emportés par le courant.
Ils nous avaient donné des rames. Mais personne ne savait pagayer. On a heurté un arbre et ceux qui étaient sur le bord du canot ont basculé. Ils criaient : "Aidez-nous ! Aidez-nous !" Mais on ne pouvait rien faire, personne ne savait nager. Puis on a essayé de s'accrochera un autre arbre, près du rivage. Je me suis retrouvé dans l'eau jusqu'au cou. J'ai agrippé une branche. Elle s'enfonçait. J'ai cru me noyer...”
Tamila aussi est hantée par le fleuve. Elle nous montre, soigneusement pliée dans une pochette en plastique, imprimée sur un méchant papier, la photo floue d'une gamine en tee-shirt rose, âgée de 9 ans et qui sourit de toutes ses dents. Sa fille Zeinabou, dont il ne lui reste que ce portrait : “C'est un ami de la famille, en Afghanistan, qui me l'a envoyée par mail.” Dans une chambre d'hôtel d'Athènes où elle est logée par une association, Tamila pleure. Zeinabou travaillait bien à l'école ; elle voulait devenir docteur. Tamila rêvait pour elle d'un avenir lumineux, en Europe, sans bombes et sans talibans.
Mais ce 21 janvier, dans le fleuve, les choses ont mal tourné. Le bateau a chaviré, il faisait nuit, Tamila tenait dans les bras son petit dernier, Muhammad, 4 ans, qui portait, cachés dans ses couches, les 500 dollars d'économie de la famille. Muhammad dort près de sa mère, blotti en chien de fusil, les mâchoires serrées. Cette nuit terrible, il a failli mourir d'hypothermie.

"Si on pouvait au moins trouver le corps, on ferait notre deuil”

Des soldats l'ont emmené à l'hôpital. Tamila et son mari ont été arrêtés et envoyés au centre de rétention. Tamila, en plein délire, répétait en boucle le nom de sa fille. Elle est aujourd'hui persuadée que Zeinabou est sortie de l'eau avec son grand-père, même si d'autres migrants, dans le bateau, affirment que tous deux se sont noyés... Seul le mouchoir de la petite a été retrouvé sur la rive. "Si on pouvait au moins trouver le corps, on ferait notre deuil”, dit Rachid, le père.
Mais le fleuve est resté muet. Alors Tamila veut mettre une annonce dans les parcs d'Athènes, promettre une récompense pour qui retrouvera sa fille. Sa fille, c'est sûr, a été sauvée, ou peut-être enlevée par des passeurs. Elle est quelque part. Elle l'attend...
On est submergés d'avis de recherche, dit Aggelikki Theodoropoulou, avocate pour le Greek Council for Refugees, une ONG qui aide les migrants. Mais on a si peu d'indices... Nous ne sommes même pas sûrs de les retrouver quand ils sont en détention, car ils ne donnent pas toujours leur nom.”
Les parents d'Idil, 22 ans, Somalienne, ont eux aussi connu l'angoisse, puis le chagrin. Leur fille voulait rejoindre son cousin Ali, installé en Belgique. Elle les a appelés une dernière fois d'Istanbul, le 13 février au soir. Depuis, ils n'ont plus de nouvelles d'elle. C'est Ali qui a mené les recherches et découvert ce qui s'était passé. Cette nuit-là, Idil a bien franchi l'Evros, comme l'ont raconté par la suite ses compagnons de voyage. Mais épuisée, alourdie par ses multiples couches de vêtements, elle ne parvenait plus à avancer. Comme elle ralentissait la marche, le passeur l'a battue. Elle s'est affaissée sous un arbre.
Quelques jours plus tard, un paysan a retrouvé son corps sans vie dans les bois. Il a été transporté à la morgue où Pavlos Pavlivis a, comme d'habitude, rempli sa petite enveloppe. Grâce au bracelet tissé qu'Idil portait à son bras, sa famille a pu l'identifier. “Elle était enceinte de six mois”, dit Pavlos, qui a barré la mention “anonyme” sur le dossier, pour écrire le nom complet de la jeune femme.

Enterrée dans un terrain vague, bordé de barbelés...

Idil repose désormais dans le cimetière musulman de Soufi. Un vrai cimetière, avec des stèles, des noms. Son cousin Ali a fait le voyage depuis la Belgique pour l'enterrer. Idil a-t-elle croisé “300561a” lors de son long périple ? Elles ont fait la traversée à quelques jours d'intervalle. Mais personne n'a pleuré la mort de la clandestine immatriculée “300561a”. Elle a été inhumée dans un autre cimetière, celui des migrants anonymes tués par l'Evros. Un terrain vague, à l'entrée du village de Sidero, bordé de barbelés, comme les centres de rétention de la région, comme le “mur” bientôt construit sur la frontière. Sur le sol pelé, les bosses de terre permettent de repérer les tombes. Celle de “300561a” est l'une des dernières à avoir été creusée. Aucun signe de reconnaissance. Seul le mufti sait. Il a dessiné une carte du cimetière en y reportant tous les “numéros de protocole” de la morgue d'Alexandroupoli.
La majorité de ces migrants était musulmane. On le suppose, car ils étaient circoncis. On a aussi retrouvé des prières dans des pendentifs. Mais il y a quelques chrétiens dans le cimetière. L'important, c'est qu'ils soient dignement enterrés.”
Le vent souffle et la poussière ocre tourbillonne. Sur une seule tombe, celle d'une Jordanienne, on distingue un rameau, déposé par son mari qui a pu identifier le corps des mois après, alors qu'il avait déjà été enseveli. Les villageois se souviennent encore du jour où il est venu se recueillir. Ce cimetière reçoit si peu de visiteurs...
Tous ces corps non réclamés, on ne savait qu'en faire, s'excuse le mufti. Au début, on les enterrait dans nos cimetières. Mais les gens ont protesté, ils avaient peur que tous ces morts venus d'ailleurs prennent leur place.” Comme Pavlos Pavlivis dans sa morgue, comme le “Shérif” dans son bar perdu, il soupire tristement. Demain, l'Evros livrera encore son lot de fantômes.


Créé le 09-05-2012 à 17h10 - Mis à jour le 13-05-2012 à 10h01

http://prod-tempsreel.nouvelobs.com/l-enquete-de-l-obs/20120509.OBS5226/les-naufrages-du-reve-europeen.html