Selon
Bruxelles, environ 80 % des migrants qui sont entrés en Europe cette
année sont arrivés par la Turquie puis la Grèce. Or, cette
dernière peine à faire face à l’afflux massif de migrants
clandestins souhaitant se rendre en Europe. Face à ces difficultés
de gestion des flux migratoires à la frontière de l’espace
Schengen, la Grèce avait demandé en novembre 2010 à l’agence
européenne chargée de coordonner la surveillance des frontières
extérieures de l’UE (Frontex) de déployer près de 200 gardes à
sa frontière terrestre avec la Turquie, en Thrace occidentale. Leur
présence aurait fait diminuer de 44% les entrées illégales sur le
territoire grec. Toujours dans la même logique, la Grèce a annoncé
en janvier 2011 son intention de construire un mur de barbelés de
12,5 kilomètres le long du fleuve Evros, provoquant des réactions
mitigées.
L’Union Européenne a émis ses réserves quant à
l’efficacité qu’aurait une telle solution à long terme et
encourage la Grèce à coopérer davantage avec la Turquie pour mieux
gérer les flux d’immigration clandestine. La France, par la voix
de Brice Hortefeux, a en revanche chaudement approuvé ce projet,
considérant que les mesures engagées par la Grèce pour lutter
contre l’immigration illégale, “dès
lors qu’il ne s’agit naturellement pas de restaurer le mur de
Berlin”,
vont “dans
le bon sens”.
Pour éviter toute tension avec les autorités turques, le premier
ministre grec, George Papandreou, a rappelé que cette mesure n’était
pas dirigée contre la Turquie. “La
gestion des frontières est l’affaire des États mais dans certains
cas, les frontières nationales sont également les frontières de
l’UE”,
a-t-il expliqué. Le vice-premier ministre turc, Cemil Çiçek, a
également fait savoir qu’il comprenait cette décision : “chaque
pays a le droit de prendre les mesures nécessaires sur son
territoire pour maintenir la sécurité de ses frontières”.
Le
projet de construction du mur marque une nouvelle étape dans
l’histoire de cette frontière. Essayons de le mettre dans une
perspective historique pour tenter de saisir les logiques qui sont à
l’œuvre aujourd’hui dans la géopolitique entre les deux pays.
Les territoires actuels de la Grèce et de la Turquie ont fait partie
pendant plusieurs siècles d’un même ensemble politique, l’Empire
ottoman. S’il n’existait alors pas à proprement parler de
frontières entre ces territoires, ils représentaient déjà
historiquement le point de rupture (ou de jonction) d’une frontière
floue et imaginaire (une “ frontière-fantôme ”?)
entre ce qu’il était commun d’appeler les territoires de
Roumélie
et d’Anatolie
(termes
utilisés pour désigner respectivement la partie occidentale et
orientale des territoires sous domination ottomane). Le tracé actuel
de la frontière gréco-turque est le fruit d’une histoire
conflictuelle entre les deux pays, hérité à la fois du traité
d’indépendance de la Grèce en 1831 – après la guerre qui l’a
opposée à l’Empire Ottoman pendant plus de dix ans – et du
Traité de Lausanne signé en 1923 entre les deux pays à l’issue
de la guerre gréco-turque de 1919-1922. Le traité de Lausanne a non
seulement fixé le tracé des frontières actuelles mais aussi
provoqué la migration forcée croisée (sur critère de religion) de
plus de deux millions de réfugiés entre les deux pays (échange de
population de 1923). Issues de cette histoire complexe et
conflictuelle, les frontières terrestres (en Thrace) et maritimes
(en Mer Égée) font encore l’objet de conflits entre les deux
pays, si l’on songe aux revendications territoriales grecques de
certaines îles de la Mer Égée ou aux revendications turques des
territoires de Thrace occidentale (région dans laquelle vit encore
une importante minorité musulmane turcophone qui a été exemptée
de l’échange de population et que les nationalistes turcs
souhaiteraient voir rattacher à la Turquie). Ces frontières, très
fortement militarisées et longtemps restées quasi-hermétiques,
sont les marqueurs spatiaux du conflit larvé et de l’absence de
contacts qui a caractérisé les relations entre les deux pays
pendant de nombreuses années.
Il
semble pourtant nécessaire de rappeler que depuis le début des
années 1980, les espaces frontaliers entre les deux pays tendent de
plus en plus à devenir des espaces de coopération transnationale.
En effet, à partir de cette période, les statistiques mettent en
évidence une augmentation constante des flux commerciaux et
touristiques entre les deux pays (d’abord de Grèce vers la
Turquie, mais aussi maintenant de Turquie vers la Grèce). Cette
dynamique a été rendue possible par la signature d’une série
d’accords dans le domaine économique, touristique et culturel
entre I. Cem et G. Papandréou, ensemble souvent appelé processus de
Davos. Mais elle est aussi le fruit de la mobilisation des acteurs
dits de “ la société civile ” (artistes, chambres de
commerce, associations, acteurs politiques locaux, etc..) pour le
rapprochement entre les deux pays. Symbole de cette dynamique de
rapprochement, un train de l’amitié gréco-turque reliant Istanbul
à Thessalonique a été mis en place à cette période. Le rôle que
peuvent jouer les acteurs non-gouvernementaux pour la réconciliation
s’est particulièrement révélé au moment du tremblement de terre
de 1999 et l’élan de solidarité qu’il a provoqué dans les deux
pays. La récente crise économique en Grèce a également eu un
impact sur les relations entre les deux pays. Les chefs d’État des
deux pays se sont par exemple engagés à réduire la présence de
l’armée de part et d’autre de la frontière pour faire des
économies budgétaires. Ensuite, les acteurs économiques et
politiques locaux grecs (plus particulièrement ceux travaillant dans
le secteur du tourisme) font de plus en plus pression sur les
autorités politiques pour un assouplissement de la circulation des
biens et des personnes entre les deux pays. Les Turcs disposant d’un
passeport vert (yeşil
pasaportu)
sont désormais dispensées de visa pour la Grèce. Ces différents
facteurs concourent à un affaiblissement de la rigidité des
frontières et au développement de nouvelles dynamiques de
coopération transnationale et transrégionale entre les deux pays.
L’Union Européenne, qui souhaite pacifier ces frontières,
encourage fortement le développement de cette dynamique de
rapprochement transnationale ou transrégionale. Des financements
assez conséquents ont été alloués a certains projets allant dans
ce sens (dans le cadre des programmes INTERREG
ou CIVIL
SOCIETY DIALOGUE
notamment).
Le récent projet de construction du
mur à la frontière gréco-turque pose plusieurs questions. La
première est bien sur celle de la gestion de l’immigration
clandestine aux portes de l’Europe. La construction d’un mur
est-elle une solution non seulement efficace mais surtout éthiquement
acceptable aujourd’hui face a l’augmentation des flux migratoires
vers l’Europe ? L’ouverture des frontières aux seuls flux
économiques et leur fermeture aux flux de personnes, la construction
d’une Europe-forteresse est-elle le point d’aboutissement du
projet européen tel qu’il était conçu à son origine ? On
peut également se demander quel va être le rôle joué par la
Turquie dans la gestion de la politique migratoire européenne. Les
migrants qui ne parviennent pas à franchir la frontière grecque
restent en Turquie dans une situation de transit qui parfois dure
plusieurs années. La Turquie a-t-elle la capacité ou même la
volonté de gérer une situation que la Grèce refuse de prendre en
charge, en construisant un mur a sa frontière ? Qu’ils soient
parqués dans des centres de rétention administratifs pour une durée
indéterminée ou livrés à eux-mêmes en Turquie sans aucune aide
spécifique, la situation des migrants sur le sol turc est et tend à
devenir de plus en plus critique. Ensuite, dans le champ des
relations gréco-turques, quel va être l’impact a long terme de la
construction de ce mur? Au-delà de l’impact sur les relations
bilatérales, le projet de construction du mur pose indirectement la
question du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union
Européenne. Avec l’entrée de la Grèce dans l’Union Européenne
en 1981, la frontière qui sépare la Grèce de la Turquie n’est
plus seulement binationale, elle représente également la frontière
entre l’Union Européenne et la Turquie. Dans les discours des
opposants a l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne,
cette ligne représente ainsi une ligne de fracture imaginaire jugée
infranchissable entre “ l’Orient ” et “ l’Occident ”.
En construisant un mur a sa frontière avec la Turquie, la Grèce (et
par son intermédiaire l’Union Européenne), semble implicitement
indiquer que l’entrée de la Turquie dans l’UE ne se fera pas
dans un futur proche. En effet, si les négociations d’entrée de
la Turquie dans l’Union Européenne aboutissaient, les deux pays
tendraient à appartenir à un même ensemble supranational. La
présence d’un mur n’aurait alors plus de sens. Frontière
“ imaginaire ”, “ fantôme ”, “ mobile ”,
“ militarisée ” et bientôt barbelée, la frontière
gréco-turque semble toujours avoir été au cours de l’histoire et
continue d’être un objet de fantasme, de conflit tout en étant en
même temps un espace de rapprochement et de jonction entre les deux
territoires.
24
juin 2011
http://ovipot.hypotheses.org/5797